dimanche 27 novembre 2011

Un moment d'absence

Efficace comme une série américaine, ce Flash Forward (*d'ailleurs, il a donné lieu à une série, depuis que j'ai écrit ce commentaire). D'ailleurs, le livre a donné lieu à une série du même nom. L'idée de départ est séduisante : Robert J Sawyer, comme Dan Brown avant lui, fantasme sur le CERN, ses moyens, son accélérateur de particules unique, le Grand Collisionneur.
Pas de chance, l'expérience en cours a visiblement trop bien marché. Selon toute vraisemblance, elle a envoyé dans le coltard toute l'humanité durant quelques minutes. Durant ces mêmes minutes, chaque être humain a eu une vision de son avenir, par ses propres yeux, mais vingt ans après : le phénomène sera baptisé par les médias le Flashforward.

Notre futur est-il gravé à l'avance dans le marbre ? Quel impact un aperçu même fugace de son avenir peut-il avoir sur un individu ? "Et si je n'ai rien vu, c'est mauvais signe ?"

Extrait p161, éditions Milady :
- Vous avez sans doute entendu ce scientifique du CERN qui a affirmé que les visions montraient le seul et unique futur réel ?
- Oui, dit la voix de l'interprète. Mais c'est absurde, de toute évidence. On peut aisément démontrer que le futur est malléable. Dans ma propre vision, je me trouvais dans mon appartement. Et sur mon bureau, comme maintenant, il y avait ceci.
Dans le studio, une table était placée devant lui. Il tendit la main et prit un presse-papiers. La caméra zooma sur l'objet, un bloc de malachite surmonté d'un petit tricératops doré.
- Bon, ç'a peut-être l'air un peu tape-à-l'oeil, dit Alexander, mais en fait j'aime bien cet objet. C'est un souvenir d'une visite au Dinosaur National Monument qui m'avait beaucoup intéressé. Mais je l'aime moins que la rationnalité.
Il passa une main sous la table et la ramena avec un carré de toile à sac qu'il déploya devant lui. Il plaça le bibelot en son centre. Ensuite, il exhiba un marteau et il entreprit de pulvériser son souvenir. La malachite se fendit et s'émietta, tandis que le petit dinosaure s'aplatissait sous les coups.
Alexander cessa son acte de vandalisme et sourit triomphalement à la caméra.
- Ce presse-papiers figurait dans ma vision. Or, il n'existe plus. En conséquence, quoi que la vision ait pu montrer, ce n'est en aucune manière un aperçu d'un futur immuable.
[...]
Lloyd réfléchit encore quelques minutes, puis décrocha le téléphone, contacta les renseignements et après un nouvel appel parla à une femme qui travaillait dans la boutique cadeaux de Dinosaur Monument.
- Allô, dit-il, je recherche un objet particulier... un presse-papiers en malachite.
- De la malachite ?
- C'est une pierre verte, vous savez, ornementale.
- Oh oui, bien sûr. Celles que nous proposons sont décorées d'un petit dinosaure sur le dessus. Nous avons un modèle avec un tyrannosaure, un autre avec un stégosaure et un avec un tricératops.
- Combien pour le tricératops ?
- Quatorze dollars et quatre-vingt dix cents.
- Vous faites de la vente par correspondance ?
- Aucun problème.
- J'aimerais en acheter un et l'expédier...



Un roman intelligent, bien construit, au rythme parfois un peu lent, au style d'une platitude déchirante, qui laisse le souvenir de bons moments plutôt que d'un bel ensemble, du fait de chapitres d'un niveau inégal (le délire mystique sur la vie éternelle de l'un des derniers chapitres est au minimum une faute de goût).

PS : Je ne veux même pas savoir combien d'épisodes (ou de saisons...) les scénaristes d'Hollywood réussiront à tirer de cette histoire.

dimanche 25 septembre 2011

Seeker

Attention, livre brillant. De la SF élégante et intelligente. Seeker, de Jack McDevitt, prix Nebula 2006, est un roman digne de nombreux éloges. Le style est sobre, efficace, non dénué d'humour, et ne va pas sans rappeler les classiques (Stephen King cite McDevitt comme héritier naturel d'Arthur C. Clarke).
Le bémol, j'y pense en citant C. Clarke, c'est un tout relatif manque de rythme et d'action, dans la première partie du livre.

Alex et Chase sont des chasseurs de trésors. Ils recherchent des antiquités et les vendent aux enchères, activité hautement lucrative lorsque le chasseur a du nez. Et comme l'action se déroule dans neuf mille ans, c'est à bord de vaisseaux spatiaux que se font les recherches. Il est un mythe, celui de Margolia, après lequel les héros vont se mettre en chasse suite à la découverte d'une coupe. Margolia, planète dont personne extérieure à la colonie n'a jamais connu l'emplacement, où se seraient établis il y a plusieurs millénaires quelques milliers de colons fuyant un régime tyrannique sur Terre. Un Graal archéologique. Evidemment, si cette colonie existait toujours, elle aurait dû rentrer en contact avec la fédération terrienne...

Extrait p133, Editions Télémaque :  
Le lendemain, c'était relâche, mais comme je n'étais pas prête à mettre Margolia de côté, aussitôt après un petit-déjeuner très matinal, je m'installai à mon aise pour regarder Sanctuary, un thriller vieux de trente ans à propos de la colonie perdue. Il racontait une aventure de Sky Jordan. […] Dans cette aventure-ci, son vaisseau s'approchait trop d'une machine extra-terrestre qui drainait toute l'énergie alentour, et c'était une ravissante Margolienne, Solenna, qui volait à son secours. […]
Mais voilà que notre Margolia était menacée par les Bayloks, une horde d'aliens malfaisants. C'étaient eux qui étaient à l'origine du drainage de puissance. Ils crevaient l'écran avec leurs trognes reptiliennes, leurs tentacules grouillants et leurs petits yeux qu'animait une lueur rouge diabolique dès que les lumières baissaient. A quel avantage cela pouvait-il bien correspondre, dans leur évolution… Mystère. En attendant, ils étaient laids à faire peur, comme tout monstre de SFX qui se respecte.


Plusieurs clins d'œil dans le roman à des scénarios simplistes, que l'auteur s'amuse à résumer pour le plaisir de montrer à son lecteur que le chemin qu'il lui fait emprunter est autrement plus fin.
Un livre que je recommande chaudement.

vendredi 16 septembre 2011

L'affaire des Poisons

Ce sont de biens méchants garçons que ce neveu et ses deux amis. Une fois par mois, ils viennent extorquer la pension de cette vieille tante, veuve de colonel, qui vit seule avec son chat dans un modeste chalet en forêt. Ils abusent de son sauna, dégradent son jardin et sa maison. La menacent et la maltraitent.

La Douce Empoisonneuse, d'Arto Paasilinna, décrit une Finlande où, comme dans bien d'autres contrées, la police est toujours là sauf quand on a besoin d'elle. Un pays toujours hanté par ses choix politiques durant la Seconde Guerre Mondiale. Un pays où une vielle femme souhaitant survivre ne peut s'en remettre qu'à elle-même. Et qui par la force des choses va devenir, un peu malgré elle, une empoisonneuse.


Extrait p 89 (Editions Folio) :
Impatiente d'expérimenter le résultat de son travail, la colonelle se mit en quête d'un cobaye. Elle n'osait pas en avaler elle-même une seule goutte, le risque semblait inutilement grand. A ce stade de la fabrication du poison, elle ne tenait pas à l'essayer sur un être humain. Elle eut une idée : elle injecta dans du pain de mie, avec une aiguille, une solution à dix pour cent de son produit ; puis elle enveloppa le pain dans du plastique, le glissa dans son sac à main et partit nourrir les pigeons du parc Sibelius.
Linnea Ravaska avait toujours été opposée aux vaines et douloureuses expériences animales. Quand les colombes du parc, confiantes, vinrent voleter autour d'elle, sa conscience protesta. Elle la fit taire en se persuadant qu'il ne s'agissait pas d'un acte de torture et que, de toute façon, l'essai était indispensable pour le développement de son poison. Elle émietta le pain et le jeta dans l'allée où une demi-douzaine de pigeons affamés attendaient l'aumône.

Un récit narré avec une réelle légèreté et un humour tout finlandais. Cet Arsenic et Vieilles Dentelles finnois se lit avec une facilité rare.

mardi 23 août 2011

Haute montagne

En haute montagne, dans les Alpes, le face à face d'un chamois et d'un braconnier.
Pas n'importe quel chamois. Il mène sa harde depuis 20 ans. L'animal est fier et intelligent. Quand il ne dirige pas son troupeau, il le domine perché sur un à-pic, toujours un papillon blanc posé sur une corne.
Pas n'importe quel braconnier. Un solitaire vivant en pleine montagne, vainqueur des pires parois avant les alpinistes pour trouver le bon angle de tir. Lié étroitement à cette nature sauvage où il est un voleur, selon ses propres termes.
Lorsqu'un automne le chamois sent que bientôt un plus jeune mâle viendra le déposer, que le chasseur trouve le poids des années devenir trop lourd pour la vie qu'il mène, une dernière confrontation s'impose.

Extrait p34, Editions Gallimard :
Le canon du fusil avait ramassé des fils d'araignées dans les passages. Il les laissa, ils étaient de bon augure, oeuvre du plus grand chasseur du monde, qui dessine des pièges dans l'air pour capturer des ailes. L'araignée était une collègue. Dans sa cabane, les fils des toiles d'araignées étaient tendus autour de la fenêtre. Ils brillaient au soleil pour accrocher les vols. Les araignées fixaient des filets avec un centre et attendaient. Les proies viennent à elles. L'homme devait escalader pour aller au centre des proies. L'araignée était le plus fort des chasseurs. Dans sa position encore à l'ombre, l'homme voyait briller au vent un fil de toile d'araignée collée sur le canon de son fusil.


Le Poids du Papillon, d'Erri de Luca, est une belle histoire. Le style est sobre, sans effets, touchant. Une très belle randonnée en montagne.

lundi 22 août 2011

Istanbul Constantinople

Comme elle est belle, l'idée de ce roman. Retracer la venue de Michel-Ange, en froid avec un pape trop près de ses deniers, à Constantinople, chez le Grand Turc. En 1506, Bayezid II le Juste a décidé de relier par un pont enjambant le Bosphore les deux rives de sa capitale. Non satisfait par les plans que lui a proposé Léonard de Vinci, il fait mander Michel Ange.
Parle leur de batailles, de rois et d'éléphants, de Mathias Enard, narre le séjour de ce peintre et sculpteur de génie, tiraillé entre son orgueil d'artiste, ses peurs d'excommunication, et son attirance pour une belle danseuse andalouse.

Qu'il est dommage que le ton languide du récit ne soit pas à la hauteur de la beauté de l'histoire.
Extrait p 128, Editions Actes Sud : (un monologue de la danseuse)
Tu sens que la fin approche, que c'est la dernière nuit. Tu auras eu la possibilité de tendre la main vers moi, je me serai offerte en vain. C'est ainsi. Ce n'est pas moi que tu désires. Je ne suis que le reflet de ton ami poète, celui qui se sacrifie pour ton bonheur. Je n'existe pas. Tu le découvres peut-être maintenant ; tu en souffriras plus tard, sans doute ; tu oublieras ; tu auras beau couvrir les murs de nos visages, nos traits s'effaceront peu à peu. Les ponts sont de belles choses, pourvu qu'ils durent ; tout est périssable. Tu es capable de tendre une passerelle de pierre, mais tu ne sais pas te laisser aller aux bras qui t'attendent.


Le roman est découpé en petits chapitres d'une ou deux pages, et ne va pas sans donner l'impression que chaque mot accouché fut une épreuve. Heureusement l'ensemble est court et l'aspect plaisant de l'histoire compense amplement l'épuisement du style.

vendredi 19 août 2011

Nihil novi sub sole

Ceux qui vont mourir te saluent, morituri te salutant comme l’auraient clamé les gladiateurs devant l’empereur romain avant de se battre, est un des premiers romans policiers de Fred Vargas.  Les mécanismes habituels de l’auteur sont déjà en place, et le lecteur habitué devinera facilement où elle veut le perdre et où finalement elle va l’emmener. Les personnages sont plein de charmes, que ce soit les trois amis étudiants, Claude, Tibère et Néron, la beauté fatale pourtant si fragile et le détective pas causant mais amoureux quand même.
L’enquête et ses rebondissements se déroulent dans une Rome joliment représentée. Il fait chaud et moite, et les pas raisonnent fort sur le marbre des bibliothèques vaticanes. Les évêques pratiquent la casuistique, les flics passent leur temps à faire fausse route et le meurtrier trucide. Nihil novi sub sole. 

Extrait, Editions J’ai Lu, page 91 :
En haut, Laura trouva les trois garçons dans un état tourmenté, les visages soucieux ou fatigués.  Elle passa les doigts dans les cheveux de Claude.
-          - Tibère, mon grand, dit-elle, tu ne crois pas que ce serait bien que tu nous donnes quelque chose à boire ? Et à manger ? Qu’est-ce que vous avez eu aujourd’hui ? Qu’est-ce qui ne va pas ?
Tibère laissait tomber les glaçons au fond d’un verre.
-         -  Il y a un homme qui est venu nous voir, Laura, dit-il avec une moue. C’est un envoyé spécial du gouvernement français, un de leurs meilleurs juristes, paraît-il. Il est chargé, à cause d’Edouard Valhubert qui s’affole, de juguler l’enquête de la police italienne, de tirer ses propres conclusions et de décider du sort final de l’affaire, qu’il soit juste ou non, peu leur importe, l’essentiel étant la sécurité d’Edouard Valhubert le Crapaud.
-          - Pourquoi est-ce que tu l’appelles le Crapaud ?
-          - Parce que j’ai décidé que le ministre Edouard avait une tête de crapaud. Il l’avait d’ailleurs bien avant d’être ministre. Enfin, tu ne trouves pas qu’il a une tête de crapaud ?
-          - Je ne sais pas, murmura Laura. Tu es drôle. Qu’est-ce que ça peut faire ?
-         - Attention, intervint Néron, efforçons-nous d’être précis : crapaud à ventre jaune ou bien crapaud à ventre de feu ?
-         - Jaune, absolument jaune, comme un citron, dit Tibère.
-         - C’est bon ça, le citron, dit Néron.
-         - Vous me faites chier, dit Claude. Tibère, tu parlais de cet envoyé spécial à Laura, essaie de continuer, je t’en prie.


Un bon divertissement de journée d’été, de préférence les pieds dans l’herbe avec une bonne limonade. Ca passe tout seul.

jeudi 21 juillet 2011

Mauvais trip

Pénible. Je n'ai pas trouvé d'autre terme. La Jeune Détective, de Kelly Link, est une succession de nouvelles d'une imagination débordante. Plusieurs sont primées. Toutes sont sans queue ni tête.


Alors, c'est peut-être beau, c'est peut-être de la poésie, de l'onirisme. C'est peut-être magnifiquement inventif. Pour moi, ce fut juste un moment extrêmement pénible à passer.
D'ailleurs, me référant aux droits du lecteur tels que Daniel Pennac il fut un temps les énonça, je me suis autorisé à me passer des dernières nouvelles.

Extrait :
La jeune détective pose quelques questions.

"Il me semble que je connais déjà cette histoire, dit-elle au gros homme.
- Elle ne date pas d'hier."
Il la regarde d'un air triste. Elle lui rend son regard.
"Alors pourquoi me la raconter ?
- Je ne sais pas. Ma femme a disparu il y a quelques mois. Je veux dire qu'elle est partie pour un monde meilleur, qu'elle est morte. Je ne la trouve plus, voilà. Mais je pense que si quelqu'un retrouvait
cette boite de nuit, elle y serait peut-être. Seulement je suis vieux, et la maison de son père a brulé il y a trente ans. Je n'arrive même pas à retourner au restaurant chinois.
- En admettant que je localise la boite de nuit, elle n'y sera certainement pas, si elle est morte, dit la jeune détective. Et si elle y est, elle ne voudra peut-être pas revenir.
- J'en suis aussi conscient que vous, petite demoiselle. Mais parler d'elle, de la manière dont je l'ai connue - ce genre de choses me fait du bien. Et puis allez savoir. Elle y est peut-être. On ne sait jamais avec ces choses-là."
Il lui donne une photo de sa femme.
"Comment s'appelait-elle ? demande la jeune détective.
- Ca fait un moment que j'essaie de m'en souvenir."

Un mauvais trip à l'acide, sans l'acide. Sans autre commentaire.

vendredi 10 juin 2011

Magni Nominis Umbra

"L'Ombre de ce que Nous Avons Eté", roman de Luis Sepulveda conte les retrouvailles de quatre anciens résistants communistes à la dictature de Pinochet sous l'hiver pluvieux de Santiago du Chili. De retour d'exil ou sortis de la clandestinité, dans un pays devenu démocratique mais qui n'en finit pas de panser ses plaies, ces hommes évoquent leurs souvenirs, ambitions passées, camarades perdus, avec humanité et générosité.
Mais ils ne se sont pas réunis pour comparer leurs cicatrices et boire des coups de rouge : ils ont l'ambition d'une dernière action. Un dernier coup que le Spécialiste lui-même doit venir leur détailler.



Sepulveda est un auteur dont on boit les phrases avec bonheur. En finissant un de ses livres, on se sent meilleur (moi du moins). La noblesse et la grandeur d'âme de ses héros réchauffe et réconforte. Il faut vraiment lire ce trop court moment de bonheur.

Tirons un trait

J'avais tant apprécié la façon dont Michel Pastoureau avait expliqué la place des animaux dans l'histoire au moyen d'une cinquantaine de tableaux, que je ne pouvais m'arrêter là dans la découverte de ce grand historien.
Je me suis jeté, avec impatience mais circonspection, sur "L'Etoffe du Diable, une histoire des rayures et des tissus rayés". Oui, dit comme ça, cela paraît curieux.
Et comme de juste, ce fut passionnant. Prenant appui sur des références bibliques et moyen-âgeuses, Pastoureau va disséquer les signification du rayé et leurs évolutions, tant dans les habits que sur les blasons, meubles ou drapeaux... L'impact de la Révolution, du développement des vacances à la mer, le rôle de la bande-dessinée...
C'est rigoureux, précis, incisif et passionnant.


Extrait p19 Edition Points, sur le manteau des Carmes :
[Le manteau] est rayé, soit blanc et brun, soit, plus rarement, blanc et noir. De bonne heure est apparue une légende expliquant l'origine biblique et célestielle de ce manteau à rayures. Il s'agirait d'une copie du manteau du prophète Elie, fondateur mythique du Carmel : enlevé au ciel sur un char de feu, il aurait jeté à son disciple Elisée son grand manteau blanc, lequel aurait gardé, sous forme de rayures brunes, les traces roussies de son passage au travers des flammes. Jolie légende des origines, mettant en scène une des figures bibliques qui ont le plus fasciné les hommes du Moyen Age : Elie, héros messianique, est un des rares personnages de l'Ecriture qui ne meurent pas. Elle souligne en outre la valeur symbolique de l'investiture par le manteau : pour la culture médiévale, tout manteau est support de signes et toute remise de manteau est liée à un rite de passage, à l'entrée dans un état nouveau.
[...]
Ce qui compte, c'est que ce manteau soit rayé, c'est à dire qu'il ne soit pas uni, qu'il ne ressemble pas à celui des autres ordres -mendiants, monastiques ou militaires -, en un mot qu'il fasse écart. De fait, il fait un écart tellement fort qu'il débouche, malgré lui, sur la transgression.
Dès leur arrivée à Paris, les carmes sont victimes des moqueries et des injures de la population. On les montre du doigt, on les invective, on les tourne en dérision en les surnommant "les frères barrés", expression particulièrement péjorative, les barres désignant en ancien français non seulement les rayures mais aussi les différentes marques de bâtardise (sens qui s'est conservé dans la langue du blason).

Une lecture courte et passionnante qui a le don de changer le regard sur les rayures que nous croisons au quotidien et au signifiant que nous y accolons, souvent inconsciemment.

mercredi 1 juin 2011

Le crime était presque parfait

Henry Wilt est assistant professeur de culture générale dans un lycée technique londonien. Ses élèves ne sont pas persuadés de son utilité. Sa femme non plus, persuadée qu'elle aurait mérité un bien plus glorieux destin. Il faut dire que cela fait dix ans que Wilt, effacé et peu revendicatif, stagne au bas de l'échelle universitaire. Son passe-temps : aller promener le chien, jusqu'au pub, et en chemin imaginer quelque méthode inventive de liquider sa moitié.

Wilt 1, de Tom Sharpe, écrit dans les années 70, a un peu vieilli sur certains de ses thèmes, tels que les thèses MLF. Le roman reste toutefois drôle et délicieusement grinçant dans son ensemble, et particulièrement le face à face entre Wilt et la police. Ses classes d'apprentis ont fait du petit professeur un vrai dur.


Extrait p 29 (Editions 10/18, Domaine Etranger) :
"Si les rats étaient le paradygme du Dr Pringsheim, Presse 3 était celui de Henry Wilt. Dans un genre différent, bien sûr. Ses élèves représentaient tout ce qu'il y avait de plus difficile, insensible et bouché parmi les classes d'apprentis, et pour tout arranger, les brutes se croyaient instruites sous prétexte qu'elles savaient lire et pouvaient dire que Voltaire était un sacré imbécile d'avoir mis Candide dans un pastis pareil. Venant après les infirmières d'Infirmerie, et pendant son interclasse normal, les membres de Presse 3 avaient sur lui le plus déplorable effet. Ils avaient déjà produit le même déplorable effet sur Cecil Williams, leur professeur en titre.
- Ca fait deux semaines qu'il est malade, dirent les imprimeurs.
- Je ne suis guère surpris, dit Wilt. Vous êtes capables d'expédier à l'hôpital les mieux portants d'entre nous.
- Y a un mec, il est venu et il s'est gazé après. Pinkerton, il s'appelait. Il a fait un semestre avec nous sur un bouquin. Jude l'Obscur. Oh la crise !... Ca causait que de ce minable, Jude.
- Très juste, dit Wilt.
- Le semestre dernier, il est pas revenu, le vieux Pinky. L'est descendu à la rivière, l'a bouché le tuyau d'échappement, et l'est mort asphyxié, quoi.
- Je ne peux pas vraiment lui en vouloir, dit Wilt."

Une bien plaisante, et même fréquemment hilarante, lecture.

Ressources humaines

Cadres Noirs, de Pierre Lemaître, narre la descente aux enfers d'un cadre qui sort du circuit, et de petits boulots en humiliation, finit par toucher le fond. Il va être le premier surpris par ce qu'il va y trouver : un homme violent et surprenamment plein de ressources. Tant pis pour la multinationale qui a voulu se moquer de lui.


Raconté à la première personne, le roman se décompose en trois parties. La première fut à mon goût longue et pénible. Heureusement, le changement de narrateur à la deuxième partie est un véritable bol d'air pour l'intrigue qui prend alors toute son ampleur. Une trame originale et riche en rebondissements rend ce roman difficilement posable avant de l'avoir terminé. Une bonne histoire, originale et bien menée.
Deux remarques toutefois. La première concerne un ressort important de l'intrigue : Non, l'informatique, ce n'est pas magique, il faut arrêter de faire gober au lecteur n'importe quoi, même si c'est pour le bien du scénario. La seconde se rapporte au style, très efficace, mais... disons très efficace.

Extrait p 114 (Edition Livre de Poche) :
"Je prends mon élan, je rassemble toutes mes forces encore disponibles et je lui balance mon poing dans la gueule. Il ne s'y attend pas du tout. C'est un cataclysme immédiat. Mon poing fermé lui arrive entre la pommette et la joue, son corps est propulsé en arrière, ses mains, dans un ultime réflexe, tentent désespérément de s'accrocher à la table. Il fait deux mètres en arrière, heurte une autre table, puis deux chaises, son bras, qui cherche un appui, balaye tout sur son passage, sa tête vient heurter la colonne de soutènement, sa gorge expulse un cri rauque, vaguement animal, tous les clients se sont retournés, bruit de verre brisé, de chaise cassée, de table renversée, silence de stupeur. L'espace devant moi est bien dégagé. Je me tiens le poing au creux du ventre tellement il me fait mal. Mais je me lève et je sors dans la stupéfaction générale."

Voilà, voilà. Personnellement, ce qui me fait mal, c'est de lire ça, même si je partage la souffrance du narrateur.

mercredi 11 mai 2011

Le Péril Vieux

Le Vieux qui ne Voulait pas Fêter son Anniversaire, de Jonas Jonasson. Mais quel titre ridicule. La couverture du livre est moche, en plus. C'est le petit quelque chose dans la voix du libraire qui vantait le bouquin sur France Info qui m'a poussé à tenter l'aventure.
Et quel bonheur. Inventif. Remarquablement construit. Drôle. Je riais un peu au début du livre, et ouvertement en le finissant.


Allan Karlsson va avoir 100 ans. Et il refuse de fêter son anniversaire en maison de retraite. Pas après une vie comme la sienne. Ancien artificier, témoin et acteur privilégié d'événements historiques majeurs du XXe siècle. Alors il fugue. Et non content de s'enfuir, il vole une mystérieuse valise. C'est là que ses ennuis avec la pègre et la police vont commencer. Rythmé entre scènes contemporaines et flash-back sur la vie d'Allan, les pièces du puzzle de l'existence du vieillard viennent lumineusement s’emboîter.

Extrait p41 (Ed. Presses de la Cité) :
"Il en faisait une affaire personnelle. En effet, Lénine avait osé interdire toute propriété foncière individuelle le jour même où le père d'Allan avait acheté douze mètres carrés de bonne terre russe dans l'intention d'y cultiver des fraises suédoises. "J'ai acheté ce lopin de terre pour quatre roubles seulement, mais on ne m'expropriera pas impunément de mon champ de fraises !" disait le père d'Allan dans la toute dernière lettre qu'il écrivit à sa famille. Il achevait son courrier par ces mots : "Maintenant, c'est la guerre !".
[...]
Quelques semaines plus tard, l'ambassade de Suède à Petrograd envoya un télégramme à Yxhult annonçant la mort du père d'Allan. Il n'entrait vraisemblablement pas dans les attributions du diplomate de donner plus de détails sur ce décès, mais il n'avait pas pu s'en empêcher.
D'après le haut fonctionnaire, le père d'Allan aurait construit une palissade autour d'un terrain de dix ou quinze mètres carrés et proclamé la parcelle "république autonome". Il aurait baptisé son petit lopin de terre "La Vraie Russie", et serait mort dans le tumulte qui avait suivi l'irruption de deux soldats du gouvernement venus démolir sa palissade. Il aurait combattu les soldats avec ses poings dans sa ferveur à défendre les frontières de son territoire, et les soldats auraient été incapable de lui faire entendre raison. Ils n'avaient finalement pas trouvé d'autre solution que de lui tirer une balle entre les deux yeux, afin de pouvoir continuer à travailler tranquillement.
- Tu n'aurais pas pu mourir d'une façon un peu moins bête ? dit la mère d'Allan après lecture du télégramme de l'ambassade."

Je me suis bien amusé.

Ta da ta doum, ta da ta doum

C'est ma faute. Je plaide coupable. Je m'en réjouissais depuis trop longtemps, je me le gardais en réserve, telle une belle bouteille pour laquelle on attend une occasion. Et donc je ne peux m'empêcher d'être un peu déçu par La Maldonne des Sleepings, de Tonino Benacquista.
Honnête polar dont le héros est un couchettiste de la SNCF, habitué des trains de nuit entre la France et l'Italie. Désabusé trop tôt par son métier, il a développé une fâcheuse tendance à envoyer promener tout le monde. Sa maîtresse italienne l'amuse modérément, et il n'a plus la force pour sa régulière parisienne. Le débarquement dans son train-train d'un fugitif maladivement somnolent poursuivi par une bande de méchants kidnappeurs va lui procurer un choc salutaire, réveillant sa fibre altruiste.

Extrait p16 (Edition Folio Policier) :
"Il suffit de prononcer le mot magique de "Wagons-lits" et ça démarre tout seul, on a lu un Agatha Christie, toujours le même, on a vu un ou deux films de la Belle Epoque, on évoque le vague souvenir d'un oncle "qui a bien connu...". Mais là je suis obligé de calmer les enchantements divers, quitte à décevoir. Je ne suis qu'un simple couchettiste, j'entends velours rouge et je réponds moleskine, on me parle de piano-bar et je dis Grill-Express, on cite Budapest et je remplace par Laroche-Migennes, à super-luxe je tarife 72 francs la couchette. Les "Single" et les "T2" (deux voyageurs maximum, très prisé pour les lunes de miel) ne concernent que les premières classes. Moi je m'occupe des pauvres, les familles de six avec des gosses qui chialent la nuit, les immigrés qui font un tour au pays, les jeunes billet-Bige et sac à dos. Et je n'échangerais ça pour rien au monde."


Sympathique polar, dont l'intrigue ne décollera jamais vraiment à la hauteur espérée, il n'en demeure pas moins un fort agréable moment lecture, entretenu par le talent de conteur de Benacquista.

dimanche 17 avril 2011

Assassin

Dans le roman Gagner la Guerre, Jean-Philippe Jaworski replonge son lecteur dans le monde qu'il avait dépeint dans son recueil Janua Vera. Ce long récit (près d'un millier de pages, tout de même) est raconté à la première personne par Benvenuto. Benvenuto est un salaud. Un assassin au service d'un podestat de la république de Ciudalia. L'auteur et son narrateur nous présentent les complexes intrigues de jeu de pouvoir au sein de la cité juste victorieuse face à son ennemi ressinien.
J'adore la plume de Jaworski. Il joue de divers registres de langues, du plus châtié au plus argotique avec une joie manifeste. Ses personnages sont hauts en couleur, les raisonnements fins et les descriptions lumineuses.
Mais... Mais Benvenuto n'attire absolument pas la sympathie. Et suivre aussi longtemps un gaillard si détestable n'est au bout d'un moment pas agréable. Alors oui, Jaworski joue de la surprise, nous faisant croire régulièrement à la rédemption de son narrateur, qui au bout du compte ne saisira aucune opportunité dans ce sens. Oui, la vision totalement désabusée de la politique et des motivations des politiciens est finement amenée. Toutefois, le pessimisme absolu de l'auteur dans son récit aurait gagné à être, selon moi, contrebalancé par une note d'espoir. Il n'en laisse aucune. Et je trouve cela dommage.

Extrait page 694 (Editions Folio) d'un échange entre Benvenuto et son compagnon elfe :
"Ah ça y est ! Ca me revient ! s'écria-t-il. J'ai bien un message à te donner ! J'ai rencontré un homme qui voulait te parler.
- Hein ? Et c'est seulement maintenant que tu me l'annonces ?
- Ca m'est sorti de l'esprit...
- Et c'est qui, ce type ? Tu le connais ?
- Je ne l'ai jamais vu jusqu'alors.
- Et il t'a donné son nom ?
- Heu... Il ne me l'a pas dit... Il affirmait être de ton bord... Il te donnait rendez-vous au Dernier Carré ; tu le trouveras à tous les coups, à ce qu'il m'a assuré.
- Et c'était un métèque ?
- Un métèque ? ... Qu'entends-tu par ce terme ?
- Un type un peu nègre. Un basané, quoi !
- Un individu bronzé ? Qui aurait un peu ton épiderme ?"
Je ravalai le chapelet d'injures qui se bousculaient sur mes lèvres.
"Un type bien plus bronzé que moi., grondai-je, foncé comme un bon marron."
Annoeth haussa les épaules, et me répondit avec un sourire vaguement fat :
"Je n'en ai aucune idée. A nos yeux, tous les Humains paraissent nés dans la même portée."



En dépit de ce bémol personnel, l'ensemble reste une bien belle lecture.

mercredi 13 avril 2011

La quadrature du cercle

« L’Homme aux Cercles Bleus » est un des premiers (le premier ?) romans policiers de Fred Vargas. On assiste à l’arrivée à Paris du commissaire Adamsberg, prenant ses fonctions dans le commissariat qui sera le cadre de ses futures enquêtes. Il est déjà brumeux, le commissaire, pelleteux de nuages. Il dénoue avec brio les affaires, mais à l’intuition, au ressenti. La méchanceté, Adamsberg, il la voit suinter. Les preuves, c’est l’affaire de la troupe, pour étayer la conviction. Le contrepoint que joue son adjoint Danglard, le rationnel, le terre-à-terre, est salutaire.

Alors que depuis plusieurs semaines, des objets ordinaires sont retrouvés dans Paris entourés d'un cercle bleu, ce qui ne semble à la plupart des observateurs qu'une lubie innocente, inquiète profondément le commissaire Adamsberg. Ce dernier se met à collectionner les articles de journaux à ce sujet et à rechercher une logique, géographique ou autre, à ce curieux phénomène. Jusqu'au jour où ce n'est plus un objet, qui est découvert au centre d'un cercle, mais un cadavre.

L’ensemble est bien écrit, tranquille et sinueux comme la démarche d’Adamsberg. Je regrette simplement d’avoir deviné la plupart des ressorts de l’intrigue très en amont. Fred Vargas avait posé dans ce roman « de jeunesse » la plupart des bases de ses futures intrigues. Une fois qu’on a compris comment elle fonctionne, le suspense devient relatif. Si c’est votre premier Vargas, vous l’apprécierez d’autant plus.


Mon coup de cœur : j’adore les flics de Vargas. Ils sont si humains et touchants. Adamsberg tire d’eux le meilleur. C’est un peu un commissariat rêvé que dépeint l’auteur dans ses romans. Il tient plus du village des Schtroumphs (le flic dormeur, le flic gourmand, le flic à lunettes, la schtroumphette…) que d’une reconstitution réaliste. Mais c’est ce qui en fait le charme.

Et si vous aimez les Experts... il n'y a aucun rapport.

mardi 22 mars 2011

Les tréfonds de l'âme humaine

Trois courts romans sur l'âme humaine, qui n'ont rien à voir entre eux.

Anna Gavalda, dans ce court roman qu'est l'Échappée Belle, nous emmène a la rencontre de quatre frères et soeurs. La vie les a éloignés, lentement, mais leur amour est toujours aussi fort. Ils vont s'accorder, le temps d'un weekend, le temps de se retrouver. Ces deux jours, ils vont les voler au quotidien, aux convenances et aux obligations sociales. Une bouffée d'air frais, en musique. La délicatesse de l'instant, la fragilité du bonheur, le bien-être ressenti à partager quelques instants de plus avec ceux qu'on aime.
Toutes les émotions sont suggérées, ressenties. Un roman caresse. Odeur de rose.


Tonino Benaquista, avec La Boite Noire, nous fait suivre l'itinéraire d'un jeune homme qui a été victime d'un grave accident de la route. Dans le coma, il a parlé. Beaucoup et longtemps. Sa boite noire s'est ouverte. Une infirmière présente a tout noté. A sa sortie de la clinique, elle lui offre la clef de son subconscient. Ainsi équipé, le narrateur va porter un regard neuf sur son passé.
Une belle et optimiste histoire sur la découverte de soi, portée par tout le talent de Benacquista. Un roman pétillant. Odeur citronnée.
Pour info, nouvelle adaptée au cinéma dans un film de Richard Berry, avec José Garcia, que je n'ai pas vu.



John Fante, avec Mon Chien Stupide, amène son lecteur dans la tête d'un narrateur également torturé. Toutefois, ce dernier se pose peu de questions sur lui-même. Scénariste de moyenne envergure et sans confiance en lui, il porte un regard sans aménité sur sa femme et ses quatre enfants. Propriétaire d'une villa en bord de mer sur la cote californienne, le pauvre chou s'estime le plus malheureux du monde et ne rêve que de tout plaquer pour s'enfuir en Italie, ce dont il n'a jamais le courage. La seule satisfaction du bonhomme, c'est l'énorme chien qui vient un jour squatter son jardin et dont les pulsions sexuelles débridées terrorisent ou agressent le voisinage et une partie de ses proches.
L'âme humaine peut aussi être mesquine et petite. Odeur de poubelle.
NB : Je sais, c'est supposé être un roman drôle et satirique. Est-ce ma faute, si je n'ai pas ri ?

Des Choses Fragiles

Quel conteur. Quel plaisir toujours renouvelé que d'ouvrir un ouvrage de Neil Gaiman. Des Choses Fragiles est un recueil de nouvelles. Beaucoup primées. Toutes différentes. Des idées simples et si lumineuses que l'on se demande systématiquement : quelle belle idée, pourquoi n'y ai-je jamais pensé ?

Une Etude en Vert, nouvelle mêlant les univers de Sherlock Holmes et de Lovecraft est tout simplement jouissive. La Présidence d'Octobre, où les mois de l'année se retrouvent autour du feu pour se raconter des histoires, est également un grand moment. La Vérité sur le Cas du Départ de Mademoiselle Finch, où le narrateur découvre un étrange cirque en représentation sous Londres, je l'ai relu à haute voix pour la savourer.

Il y a aussi des mini-nouvelles, comme d'Etranges Petites Filles : une douzaine de portraits de moins d'une page. Un exercice dans lequel l'auteur excelle.
Extrait de cette nouvelle : Pluie de sang (page 235, J'ai Lu)
"Voici : un exercice de choix. Votre choix. L'un des récits suivants est vrai.
Elle a survécu à la guerre. En 1959, elle s'est exilée en Amérique. Cette toute petite Française aux cheveux blancs, avec une fille et une petite-fille, habite désormais un appartement à Miami. Elle ne fréquente personne et ne sourit que rarement, comme si le poids des souvenirs l'empêchait de trouver la joie.
Ou bien c'est un mensonge. En fait, la Gestapo l'a ramassée alors qu'elle franchissait une frontière en 1943, et l'a laissée dans un champ. D'abord, elle a creusé sa propre tombe, puis on lui a tiré une balle dans la nuque.
Sa dernière pensée, avant ladite balle, a été qu'elle était enceinte de quatre mois et que si nous ne nous battons pas pour créer un futur, il n'en existera aucun pour personne.
Il est à Miami une vieille femme qui s'éveille, désorientée, d'un rêve où le vent soufflait sur les fleurs sauvages dans un pré.
Il est sous la terre chaude française des os inaltérés qui rêvent du mariage d'un enfant - une fille. On y boit du bon vin. Les seules larmes qu'on y verse sont des larmes de joie."


Avec Gaiman, le but est dans le chemin. Les conclusions m'ont rarement autant plu que le fil des histoires. Je souhaiterais plutôt qu'elles ne s'arrêtent pas. Un peu comme lorsque l'on finit le Seigneur des Anneaux et que l'on se voit obligé de vite le recommencer pour ne pas quitter Frodon et Sam.

vendredi 4 mars 2011

Trou de mémoire

Exceptionnel narrateur, que Lois McMaster Bujold. Memory fait suite à la Danse du Miroir, dans le cadre de la Saga Vorkosigan. C'est loin d'en être le meilleur opus. Toutefois, à la différence d'un Robert Jordan, triste tireur à la ligne dont le nombre d'idées originales par roman dépasse rarement les doigts de la main (j'ai le droit de le penser, quatre romans gobés permettent un début d'approche statistique), Bujold n'écrit jamais deux fois la même histoire. Toujours, elle emmène son lecteur sur un sentier nouveau, non seulement pour son œuvre, mais aussi fréquemment dans l'absolu. Qu'il est bon de se dire que voilà une intrigue qui surprend, qu'on ne relit pas pour la nième fois.

Le héros est comme McMaster Bujold les aime : torturé moralement et affaibli physiquement. Une détermination hors du commun fait le reste. Miles, qui vient d'être exclu de la Sécurité Impériale pour faits de trahison, va être amené à se remettre au service de l'Empereur pour enquêter sur le sort de son ancien chef.

Extrait Page 83 (Editions J'ai Lu)
"Illyan n'oubliait jamais rien. Pour la bonne raison qu'il ne le pouvait pas. A une époque reculée, quand il était lui-même un lieutenant de la SecImp, l'Empereur Ezar l'avait envoyé sur la lointaine Illyrica afin de se faire implanter une biochip mémorielle dans le cerveau. Le vieil Ezar avait eu envie d'avoir un magnétophone vivant qui ne répondrait qu'à lui. La technique, alors, en était encore au stade expérimental en raison des quatre-vingt-dix pour cent de cas de schizophrénie iatrogène observés chez les porteurs de la biochip en question. Ezar, sans le moindre scrupule, avait choisi de courir le risque. Du moins avait-il envoyé le jeune officier le courir à sa place. [...]
Miles se demanda quel effet ça faisait d'avoir trente-cinq ans de souvenirs entassés dans la mémoire, aussi frais et vivants que si les événements s'étaient déroulés la veille. Le passé ne serait jamais adouci par la bienheureuse brume de l'oubli. C'était ça, la damnation éternelle ? Pouvoir revivre jusqu'à la folie la moindre erreur commise, en Technicolor et son stéréo ? Rien d'étonnant à ce que les cobayes soient devenus barjots."



Comme on l'imagine, la puce va se détraquer. Et Miles, bien que discrédité, reprendre du service.
Une lecture plaisir qui m'a donné envie de me replonger dans l'excellente Saga Vorkosigan, et ses quatre prix Hugo.

NB : L'auteur a pour point commun avec Agatha Christie, outre le fait d'apprécier particulièrement les intrigues policières, d'avoir un faible avoué pour l'eau de rose. Mais comme moi aussi...

mardi 1 mars 2011

Du coq à l'âne

Michel Pastureau a la rigueur des grands historiens. Les Animaux Célèbres traitent d'une quarantaine de cas d'animaux, chronologiquement, qui ont marqué l'Histoire. C'est incisif, limpide, passionnant. Pastureau fournit des clefs de compréhension de l'histoire à la lumière du rapport de l'homme à l'animal depuis la plus lointaine antiquité jusqu'à nos jours.


Extrait page 245 aux éditions Arlea :
"Au printemps 1804, Napoléon Bonaparte n'est encore que Premier consul. Mais il songe déjà à instituer un nouveau régime impérial et à doter celui-ci d'emblèmes et de symboles nouveaux. Pour ce faire, il prend conseil. Parmi les différents animaux que lui propose son entourage (éléphant, lion, aigle, coq), les abeilles ont la faveur particulière du premier consul parce que, suivant l'heureuse formule de Cambacérès, "elles sont l'image d'une république qui a un chef", c'est à dire "l'image de la France-même". En outre, dans l'entourage du futur empereur, on met en avant une idée antique - chère à Virgile et aux pères de l'Eglise - qui voit dans la société des abeilles un modèle pour celle des hommes.
Mais le choix des abeilles napoléoniennes a également une autre signification. Il permet de rattacher par-delà les siècles le nouveau régime à une dynastie royale qui avait autrefois gouverné la France : les Mérovingiens. De même que l'aigle, parmi ses multiples significations, associe la mémoire de Charlemagne et de l'empire carolingien au nouveau régime, de même les abeilles, en puisant plus en amont encore, rappellent le souvenir de Clovis et de sa lignée."

J'ose dire que la quasi intégralité de l'ouvrage est du niveau de cet extrait. Que de connaissances et d'idées, exprimées avec la simplicité et la structure de ceux qui maitrisent réellement et pleinement leur sujet. Pour citer Boileau : Ce qui se conçoit bien s'énonce clairement. Et les mots pour le dire arrivent aisément.
Ce livre en est une parfaite illustration.
Ce mobre en est une parfaite illustration.Ce qui se conçoit bien s'énonce clairement - Et les mots pour le dire arrivent aisément
Ce qui se conçoit bien s'énonce clairement - Et les mots pour le dire arrivent aisément

Réalité virtuelle, ennui réel

Amer constat, l'un des romans les plus brillants que j'aie lu ces derniers mois a distillé chez moi un ennui profond. La Cité des Permutants, de Greg Egan, traite de réalité virtuelle, sujet qui pourtant m'intéresse fortement. Et s'il était possible de reproduire jusqu'au niveau moléculaire un être humain virtuellement, cet avatar n'aurait-il pas la sensation d'être vivant ? Quels seraient ses droits et quels seraient les droits que son initiateur aurait sur lui ?
Les sujets de réflexion sont nombreux : s'il est possible de voir sa conscience dédoublée dans le corps d'un avatar virtuel, n'échappe-t-on pas ainsi à la mort ?
Et si un monde virtuel et ses habitants pouvaient s'affranchir de la tutelle de notre monde réel ?

Extrait page 141 :
"Fraichement ressuscité, il s'était constamment inquiété de savoir quels aspects de son passé il devrait imiter pour conserver la raison et lesquels il devrait éliminer pour être honnête avec lui-même. Une fenêtre avec vue sur la ville semblait suffisamment innocente  - mais c'était grotesque de traverser à pied ou à bicyclette un décor de foules artificielles, et, les rares fois où il avait tenté l'expérience, il l'avait trouvée intensément déprimante. Cela ressemblait trop à la vie et trop au rêve qu'il chérissait : revenir un jour parmi les vivants. Il ne doutait point qu'il se serait à la longue vacciné contre l'illusion, mais ce n'était pas ce qu'il voulait. Lorsque finalement il habiterait un robot de téléprésence aussi réaliste que son propre corps perdu - lorsque finalement il voyagerait à nouveau dans un vrai train et descendrait à nouveau une vraie rue -, il ne voulait pas que la joie de ces expériences soit émoussée par des années de simulation parfaite."


Le problème est que durant les trois quarts du livre, les brillantes idées de l'auteur sont décrites de façon quasi-cliniques, amenant à les survoler avec un certain intérêt intellectuel, mais sans le moindre engagement. Tout cela manque d'âme, âme paradoxalement remise en avant quand l'action finalement se déroule dans la fameuse cité virtuelle indépendante. Peut-être l'effet fut-il souhaité par Egan ? En attendant, la lecture en est rendue peu attachante, si ce n'est parfois fastidieuse.

Un grand livre, que je ne conseillerai donc que dans le cas d'un intérêt prononcé pour les mondes virtuels, et encore.

dimanche 23 janvier 2011

Fragile réalité

S'il est un cas en littérature où l'expression "âge d'or" n'est pas galvaudée, c'est bien la SF américaine des années 40 et 50. Philip K Dick, maître en narration de nouvelles, décline dans Paycheck les différents degrés de la folie et décrit avec art comment cette dernière est tapie juste derrière notre porte, prête à déchirer le voile léger de la réalité quotidienne à laquelle nous nous cramponnons si fort.

Extrait de "Breakfast at Twilight" (p163, Folio) :
"Papa ?" Earl sortit en coup de vent de la salle de bain. "Tu nous conduis à l'école aujourd'hui ?"
Tim McLean se resservit du café. "Pour une fois les enfants, vous irez à pied. La voiture est en réparation."
Judy fit la moue. "Mais il pleut !
- Non, rectifia sa soeur Virginia en écartant le store. Il y a beaucoup de brouillard, mais il ne pleut pas.
- Voyons !" Mary McLean s'essuya les mains et délaissa son évier. "Quel drôle de temps. C'est du brouillard, ça ? On dirait plutôt de la fumée. On n'y voit rien du tout. Que dit la météo ?
- Je n'ai rien pu capter à la radio, dit Earl. Juste des parasites."
Tim eut un mouvement de colère. "Cette saleté s'est encore détraquée ? Je venais pourtant de la faire réparer." Encore tout ensommeillé, il alla manipuler distraitement les boutons de l'appareil.
Les trois enfants allaient et venaient en toute hâte en se préparant pour l'école.
"Curieux, reprit Tim.
-J'y vais" Earl ouvrit la porte d'entrée.
"Attends tes soeurs, lui ordonna Mary d'un air absent.
- Je suis prête dit Virginia. Je suis bien ?
- Très bien, répondit Mary en l'embrassant.
- J'appellerai le réparateur depuis le bureau", dit Tim.
Il s'interrompit. Earl se tenait à la porte de la cuisine, pâle, silencieux, les yeux écarquillés de terreur.
"Qu'est-ce qu'il y a ?
- Je... je suis revenu.
- Pourquoi ? Tu es malade ?
- Je ne peux pas aller à l'école."
Ils le dévisagèrent. "Qu'est-ce qui ne va pas ?"
Tim le prit par le bras. "Pourquoi tu ne peux pas aller à l'école ?
- Ils... ils ne me laissent pas.
- Qui ?
- Les soldats." Tout à coup, les mots se bousculèrent. "Il y en a partout et ils viennent par ici.

Le nom du volume, Paycheck, est celui d'une nouvelle qui a été adaptée au cinéma par John Woo avec Ben Affleck et Uma Thurman. Je n'ai pas vu le film, mais la nouvelle est pétillante d'idées.


Inventivité, paranoïa et parfum de 50's, il n'y a que de bonnes raisons d'ouvrir ce recueil de nouvelles, avec le même plaisir qu'était celui de regarder des épisodes de la 5e Dimension.

17/20

vendredi 21 janvier 2011

Soap Opera

This is the end.
My only friend, the end
Of our elaborate plans, the end
Of everything that stands, the end
No safety or surprise, the end

Oui, la fin, car cela suffit. Le Cor de Valere et La Bannière du Dragon, respectivement tomes 3 et 4 du cycle la Roue du Temps de Robert Jordan, sont, pour moi, la fin du cycle (jusqu'à ce que j'y retombe, dans un moment de faiblesse). Je ne lirai pas les 21 tomes.

L'auteur n'est pas dénué de talent, ni d'idées, mais il tire à la ligne de façon totalement outrancière. De temps, en temps, il se passe quelque chose. Ces scènes "actives" sont d'ailleurs, paradoxalement, souvent traitées trop vite, pour retomber tristement dans l'état contemplatif . Combien de fois... combien de fois ai-je relu pendant ces quatre tomes un des héros se lamenter sur le thème "oh, pourquoi ne sommes-nous pas restés chez nous ? Pourquoi les Aes Sedai sont-elles venues s'immiscer dans nos vies. Elles nous le paieront." Si je dis quarante fois, je suis certain d'être en dessous de la réalité, et non, je ne me livrerai pas à un décompte systématique.

De surcroit, l'histoire est complexifiée à l'excès, au détriment d'une trame plus pure. Ainsi, dire qu'il existe sur le continent des portes ouvrant sur des chemins passant par un monde parallèle, dangereux mais permettant de gagner du temps de trajet, soit. Mais qu'il existe un autre type de portes, ouvrant sur d'autres mondes parallèles, et dont les héros se servent à peu près pour la même chose, c'est trop.



Pour conclure, ces deux tomes se lisent bien, facilement, mais leur manque d'éclat, de rythme, font qu'une fois le livre posé, on n'a pas particulièrement envie de le rouvrir.

13/20