vendredi 10 juin 2011

Magni Nominis Umbra

"L'Ombre de ce que Nous Avons Eté", roman de Luis Sepulveda conte les retrouvailles de quatre anciens résistants communistes à la dictature de Pinochet sous l'hiver pluvieux de Santiago du Chili. De retour d'exil ou sortis de la clandestinité, dans un pays devenu démocratique mais qui n'en finit pas de panser ses plaies, ces hommes évoquent leurs souvenirs, ambitions passées, camarades perdus, avec humanité et générosité.
Mais ils ne se sont pas réunis pour comparer leurs cicatrices et boire des coups de rouge : ils ont l'ambition d'une dernière action. Un dernier coup que le Spécialiste lui-même doit venir leur détailler.



Sepulveda est un auteur dont on boit les phrases avec bonheur. En finissant un de ses livres, on se sent meilleur (moi du moins). La noblesse et la grandeur d'âme de ses héros réchauffe et réconforte. Il faut vraiment lire ce trop court moment de bonheur.

Tirons un trait

J'avais tant apprécié la façon dont Michel Pastoureau avait expliqué la place des animaux dans l'histoire au moyen d'une cinquantaine de tableaux, que je ne pouvais m'arrêter là dans la découverte de ce grand historien.
Je me suis jeté, avec impatience mais circonspection, sur "L'Etoffe du Diable, une histoire des rayures et des tissus rayés". Oui, dit comme ça, cela paraît curieux.
Et comme de juste, ce fut passionnant. Prenant appui sur des références bibliques et moyen-âgeuses, Pastoureau va disséquer les signification du rayé et leurs évolutions, tant dans les habits que sur les blasons, meubles ou drapeaux... L'impact de la Révolution, du développement des vacances à la mer, le rôle de la bande-dessinée...
C'est rigoureux, précis, incisif et passionnant.


Extrait p19 Edition Points, sur le manteau des Carmes :
[Le manteau] est rayé, soit blanc et brun, soit, plus rarement, blanc et noir. De bonne heure est apparue une légende expliquant l'origine biblique et célestielle de ce manteau à rayures. Il s'agirait d'une copie du manteau du prophète Elie, fondateur mythique du Carmel : enlevé au ciel sur un char de feu, il aurait jeté à son disciple Elisée son grand manteau blanc, lequel aurait gardé, sous forme de rayures brunes, les traces roussies de son passage au travers des flammes. Jolie légende des origines, mettant en scène une des figures bibliques qui ont le plus fasciné les hommes du Moyen Age : Elie, héros messianique, est un des rares personnages de l'Ecriture qui ne meurent pas. Elle souligne en outre la valeur symbolique de l'investiture par le manteau : pour la culture médiévale, tout manteau est support de signes et toute remise de manteau est liée à un rite de passage, à l'entrée dans un état nouveau.
[...]
Ce qui compte, c'est que ce manteau soit rayé, c'est à dire qu'il ne soit pas uni, qu'il ne ressemble pas à celui des autres ordres -mendiants, monastiques ou militaires -, en un mot qu'il fasse écart. De fait, il fait un écart tellement fort qu'il débouche, malgré lui, sur la transgression.
Dès leur arrivée à Paris, les carmes sont victimes des moqueries et des injures de la population. On les montre du doigt, on les invective, on les tourne en dérision en les surnommant "les frères barrés", expression particulièrement péjorative, les barres désignant en ancien français non seulement les rayures mais aussi les différentes marques de bâtardise (sens qui s'est conservé dans la langue du blason).

Une lecture courte et passionnante qui a le don de changer le regard sur les rayures que nous croisons au quotidien et au signifiant que nous y accolons, souvent inconsciemment.

mercredi 1 juin 2011

Le crime était presque parfait

Henry Wilt est assistant professeur de culture générale dans un lycée technique londonien. Ses élèves ne sont pas persuadés de son utilité. Sa femme non plus, persuadée qu'elle aurait mérité un bien plus glorieux destin. Il faut dire que cela fait dix ans que Wilt, effacé et peu revendicatif, stagne au bas de l'échelle universitaire. Son passe-temps : aller promener le chien, jusqu'au pub, et en chemin imaginer quelque méthode inventive de liquider sa moitié.

Wilt 1, de Tom Sharpe, écrit dans les années 70, a un peu vieilli sur certains de ses thèmes, tels que les thèses MLF. Le roman reste toutefois drôle et délicieusement grinçant dans son ensemble, et particulièrement le face à face entre Wilt et la police. Ses classes d'apprentis ont fait du petit professeur un vrai dur.


Extrait p 29 (Editions 10/18, Domaine Etranger) :
"Si les rats étaient le paradygme du Dr Pringsheim, Presse 3 était celui de Henry Wilt. Dans un genre différent, bien sûr. Ses élèves représentaient tout ce qu'il y avait de plus difficile, insensible et bouché parmi les classes d'apprentis, et pour tout arranger, les brutes se croyaient instruites sous prétexte qu'elles savaient lire et pouvaient dire que Voltaire était un sacré imbécile d'avoir mis Candide dans un pastis pareil. Venant après les infirmières d'Infirmerie, et pendant son interclasse normal, les membres de Presse 3 avaient sur lui le plus déplorable effet. Ils avaient déjà produit le même déplorable effet sur Cecil Williams, leur professeur en titre.
- Ca fait deux semaines qu'il est malade, dirent les imprimeurs.
- Je ne suis guère surpris, dit Wilt. Vous êtes capables d'expédier à l'hôpital les mieux portants d'entre nous.
- Y a un mec, il est venu et il s'est gazé après. Pinkerton, il s'appelait. Il a fait un semestre avec nous sur un bouquin. Jude l'Obscur. Oh la crise !... Ca causait que de ce minable, Jude.
- Très juste, dit Wilt.
- Le semestre dernier, il est pas revenu, le vieux Pinky. L'est descendu à la rivière, l'a bouché le tuyau d'échappement, et l'est mort asphyxié, quoi.
- Je ne peux pas vraiment lui en vouloir, dit Wilt."

Une bien plaisante, et même fréquemment hilarante, lecture.

Ressources humaines

Cadres Noirs, de Pierre Lemaître, narre la descente aux enfers d'un cadre qui sort du circuit, et de petits boulots en humiliation, finit par toucher le fond. Il va être le premier surpris par ce qu'il va y trouver : un homme violent et surprenamment plein de ressources. Tant pis pour la multinationale qui a voulu se moquer de lui.


Raconté à la première personne, le roman se décompose en trois parties. La première fut à mon goût longue et pénible. Heureusement, le changement de narrateur à la deuxième partie est un véritable bol d'air pour l'intrigue qui prend alors toute son ampleur. Une trame originale et riche en rebondissements rend ce roman difficilement posable avant de l'avoir terminé. Une bonne histoire, originale et bien menée.
Deux remarques toutefois. La première concerne un ressort important de l'intrigue : Non, l'informatique, ce n'est pas magique, il faut arrêter de faire gober au lecteur n'importe quoi, même si c'est pour le bien du scénario. La seconde se rapporte au style, très efficace, mais... disons très efficace.

Extrait p 114 (Edition Livre de Poche) :
"Je prends mon élan, je rassemble toutes mes forces encore disponibles et je lui balance mon poing dans la gueule. Il ne s'y attend pas du tout. C'est un cataclysme immédiat. Mon poing fermé lui arrive entre la pommette et la joue, son corps est propulsé en arrière, ses mains, dans un ultime réflexe, tentent désespérément de s'accrocher à la table. Il fait deux mètres en arrière, heurte une autre table, puis deux chaises, son bras, qui cherche un appui, balaye tout sur son passage, sa tête vient heurter la colonne de soutènement, sa gorge expulse un cri rauque, vaguement animal, tous les clients se sont retournés, bruit de verre brisé, de chaise cassée, de table renversée, silence de stupeur. L'espace devant moi est bien dégagé. Je me tiens le poing au creux du ventre tellement il me fait mal. Mais je me lève et je sors dans la stupéfaction générale."

Voilà, voilà. Personnellement, ce qui me fait mal, c'est de lire ça, même si je partage la souffrance du narrateur.